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Entretien avec Cristina Gaggini, Directrice romande d’economiesuisse et membre de la direction.

En quelques mots

Dans cet entretien, Madame Gaggini nous livre avec nuance et conviction sa vision du modèle économique helvétique dans un monde en mutation.

Bien plus qu’une simple analyse, Cristina Gaggini nous offre une leçon d’économie vivante, portée par son éloquence et une admirable intelligence pédagogique. Dans cet entretien, elle nous livre avec nuance et conviction sa vision du modèle économique helvétique dans un monde en mutation.

Elle aborde les enjeux du protectionnisme, de la stabilité institutionnelle, des négociations internationales et des transformations technologiques. Un témoignage éclairant sur la posture que la Suisse entend conserver : celle d’une nation agile, fiable et ouverte sur le monde.

L’économie suisse repose largement sur ses exportations. Dans un monde qui se referme, ce modèle est-il encore une force ?

Sans aucun doute. Nos produits et services sont réputés à l’étranger pour leur excellence et leur innovation. Le modèle helvétique d’ouverture internationale fondé sur les exportations est notre moteur économique, et un puissant vecteur de rayonnement. Nous n’avons d’ailleurs pas le choix si nous voulons préserver notre prospérité : avec à peine 9 millions d’habitants, notre marché intérieur est trop restreint.

Bien sûr, nous évoluons actuellement dans un contexte marqué par une très grande incertitude géopolitique et par des tensions commerciales d’une ampleur inédite. Les coups portés par Donald Trump au multilatéralisme et aux échanges sont brutaux et imprévisibles. Mais le protectionnisme, en soi, n’est pas une nouveauté. Il progresse depuis quelques décennies, souvent insidieusement. Pensons, par exemple, à l’« Inflation Reduction Act » de l’administration Biden. L’interconnexion des économies et des chaînes de valeur au plan mondial est telle qu’aucun pays ne peut se couper des échanges internationaux sans en subir de lourdes conséquences. Pour preuve, Washington a conclu un accord dans le conflit commercial qu’il avait lui-même déclenché quand Pékin a placé des terres rares sous contrôle à l’export.

On évoque souvent la stabilité suisse comme un gage de confiance pour les investisseurs. Est-ce encore un argument dans un monde aussi changeant ?

Certainement. La stabilité de nos institutions politiques et la fiabilité de la Suisse sont des atouts déterminants pour notre place économique. Les investisseurs et partenaires commerciaux savent que nous honorons notre parole, c’est notre marque de fabrique. Il faut toutefois reconnaître que cette stabilité a un revers de la médaille : lors de crises, le franc suisse devient une valeur refuge, ce qui renchérit nos exportations.

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Quel impact ont les politiques protectionnistes américaines sur les exportations suisses vers les États-Unis ?

La pharma, l’horlogerie et l’industrie des machines sont particulièrement touchées par les droits de douane temporaires additionnels de 10%. Selon les entreprises et les secteurs, la demande recule. Mais c’est surtout l’imprévisibilité qui pèse très lourdement, à quoi s’ajoute la baisse du dollar. À l’heure où je vous parle, nous ne savons toujours pas à quel niveau seront fixés les droits de douane.

Nous espérons qu’ils ne soient pas supérieurs à 10% et que nos autorités – très engagées – obtiennent des exceptions. La Suisse a de bons arguments à faire valoir. Mais la tension est remontée d’un cran le 13 juillet, lorsque Washington a annoncé vouloir appliquer un taux de 30% à l’Union européenne.

Les sanctions douanières alimentent une forme de « commerce par la peur ». Quel impact cela a-t-il sur les modes opératoires entre acteurs économiques ?

La réponse varie d’un secteur exportateur à l’autre et en fonction de l’importance du marché américain. Elle est empreinte de pragmatisme et de sang-froid, des qualités très helvétiques. Les entreprises repensent leurs chaînes d’approvisionnement, élaborent de nouvelles stratégies de prix et de diversification des marchés. Elles cherchent à augmenter encore leur efficience.

Les turbulences sont actuellement très fortes mais n’oublions pas que notre tissu économique, composé à 98% de PME, opère depuis de nombreuses années dans un environnement VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity and Ambiguity). Il a développé une remarquable capacité d’adaptation. Il est agile et résilient. C’est le fruit avant tout des équipes, de leur ténacité et de leur force d’innovation. Le fait que notre cadre réglementaire soit relativement modéré est un avantage, par rapport à d’autres pays dont la politique économique est dirigiste et interventionniste. Mais nous restons très vigilants et actifs, car la tendance à la surréglementation a gagné du terrain en Suisse ces dernières années.

La stabilité de nos institutions politiques et la fiabilité de la Suisse sont des atouts déterminants pour notre place économique

Donald Trump invite les entreprises à « produire chez lui ». Est-ce un chant des sirènes ?

Les incitations à produire localement ne datent pas d’hier.  Mais sous le deuxième mandat de D. Trump, cela a pris une tout autre ampleur et un ton que l’on peut qualifier de menaçant. Il veut regagner du terrain face à la Chine en réindustrialisant son pays, en attirant des investissements étrangers. Encore faut-il qu’une main-d’œuvre qualifiée soit disponible en suffisance et qu’il offre de la prévisibilité. Ce n’est pas le cas. Seule une minorité d’entreprises suisses envisagent de délocaliser une partie des activités aux États-Unis, pour contourner les droits de douane, selon une récente enquête d’UBS.

D’autant que l’image des États-Unis s’est dégradée selon le « Swiss Managers Survey », réalisé en mai :  64 % des dirigeants helvétiques ont une opinion plus négative des États-Unis qu’au cours des deux dernières années, alors que l’UE gagne en popularité de même que l’Asie du Sud-Est. Et n’oublions pas que de nombreux secteurs clés, comme l’horlogerie ou l’industrie des machines, ne peuvent pas délocaliser leur production sans perdre leur label « Swiss Made », qui est une part essentielle de leur valeur.

L’exception, c’est la pharma, dont les grandes firmes produisent déjà sur sol américain. À noter que les nouveaux investissements avaient été planifiés bien avant la « guerre » tarifaire et ne sont pas gravés dans le marbre. La menace d’une hausse des prix des médicaments par décret aux USA en est un exemple frappant : dans les 24 heures suivant cette annonce, Roche remettait déjà en question ses plans d’investissement. 

Des secteurs stratégiques comme la pharma ou la chimie suisses sont particulièrement exposés au marché américain. Que peut faire notre pays pour éviter d’être un « dommage collatéral » des tensions entre grandes puissances ?

Nous devons poursuivre notre politique de diversification des marchés moyennant des accords. Premièrement, il est très important de stabiliser et développer nos relations avec l’Union européenne, notre principal partenaire commercial. Parallèlement, il s’agit de continuer à étoffer notre réseau d’accords de libre-échange au nombre actuellement de 34. Les négociations avec le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay et Bolivie) viennent d’aboutir le 2 juillet.

En début d’année, c’était avec la Malaisie et l’an passé avec l’Inde. Un accord avec le Vietnam est en cours, de même que la modernisation de l’accord existant avec la Chine. Ces traités sont essentiels pour une nation exportatrice par excellence comme la nôtre, qui gagne 2.- sur 5.- à l’étranger.  Ils nous offrent une sécurité juridique et un accès préférentiel aux marchés à fort potentiel. C’est très précieux pour rester compétitifs – encore plus en ces temps de conflits commerciaux.

La Suisse, avec sa tradition de multilatéralisme pragmatique, peut-elle aujourd’hui encore jouer un rôle de médiatrice entre des blocs qui s’affrontent, comme l’UE, les États-Unis ou la Chine ?

La Suisse joue un rôle en offrant des plateformes de dialogue. Comme elle l’a fait à l’occasion du sommet pour la paix en Ukraine, au Bürgenstock en 2024, et récemment lors de la rencontre sino-américaine dans le cadre du conflit commercial, ou encore au sujet du programme nucléaire iranien. Notre pays a une longue tradition en matière de bons offices et jouit d’une excellente réputation, notamment en raison de sa neutralité et de sa fiabilité. La présence de nombreuses institutions internationales à Genève est un atout qu’il convient de préserver. De là à modérer tous les conflits, qui plus est entre les superpuissances…

La Suisse n’est pas membre de l’UE. Cela vous semble-t-il une opportunité pour jouer la carte d’une « voix agile » ?

Le fait de ne pas être membre de l’UE est indéniablement un avantage stratégique. Mais nous avons plus que jamais besoin de stabiliser et développer la voie bilatérale, initiée il y a 25 ans, avec nos voisins. Cette solution sur mesure pour la Suisse nous permet de conclure des accords ciblés dans les domaines où nous aspirons à accéder au marché européen ou à coopérer. La Suisse préserve ainsi son autonomie tant au plan politique qu’économique.

La voie bilatérale a largement contribué à notre prospérité, comme l’a encore récemment confirmé une étude réalisée pour le compte de la Confédération (ecoplan). Aujourd’hui, nous sommes à un carrefour : les accords perdent de leur substance faute d’être mis à jour. economiesuisse et l’Union patronale suisse ont pris position favorablement – avec leurs membres – sur le paquet négocié, les Bilatérales III, déjà le 10 juillet dans le cadre de la consultation qui court jusqu’en octobre. Puis ce sera au tour du Parlement d’en débattre dès l’année prochaine et le peuple aura le dernier mot en 2028. L’enjeu est de taille, c’est pourquoi nous nous engageons avec force.

Faut-il, selon vous, que la Suisse se recentre davantage sur l’Europe pour sécuriser ses exportations ?

L’Union européenne est et restera notre premier partenaire commercial, ne serait-ce que pour des raisons de proximité géographique et culturelle. Je répète : il est crucial de stabiliser nos relations. Mais parallèlement nous devons impérativement poursuivre la diversification de nos débouchés à l’international, comme je l’ai évoqué plus tôt. Négocier des accords de libre-échange prend du temps, souvent des années. Ensuite, la balle est dans le camp des entreprises, qui doivent consentir d’importants efforts de prospection et de familiarisation avec les nouveaux marchés.

Quelles différences culturelles influencent les approches suisses et américaines en matière de négociation commerciale, notamment sur les sujets sensibles comme les normes ou la transparence des marchés ?

La Suisse cultive une approche minutieuse, méthodique, presque horlogère de la négociation. Nos hauts fonctionnaires et diplomates sont très bien préparés, avec des objectifs clairs, des argumentaires étayés. Ils défendent les intérêts de notre pays avec ténacité mais sans agressivité. Cette approche plus discrète et non théâtrale est très respectée, notamment à Bruxelles.

Pour conclure cet entretien, comment envisagez-vous la position de la Suisse face aux risques liés à l’intelligence artificielle ?

Comme toute mutation profonde, l’intelligence artificielle représente à la fois des opportunités et des risques. Nous militons pour un cadre législatif technologiquement neutre, non centré sur l’IA en particulier. Contrairement au règlement de l’Union européenne (IA Act).

Bien entendu, si des lacunes sont identifiées dans notre droit existant, il conviendra de les combler. Nous devons préserver la possibilité de développer des technologies liées à l’IA ici en Suisse. C’est un enjeu tant économique, social que de souveraineté technologique. Les aspects d’éthique sont importants aussi. La technologie ne doit pas se substituer à la responsabilité humaine.

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« Les turbulences sont actuellement très fortes mais n’oublions pas que notre tissu économique, composé à 98% de PME, opère depuis de nombreuses années dans un environnement VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity). Il a développé une remarquable capacité d’adaptation. »

 

Cristina Gaggini, Directrice romande d’economiesuisse et membre de la direction

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